Pour Anna

– En hommage à Anna Akhmatova, grande poétesse russe de la 1ère moitié du XXème siècle –


J’ai entendu ta voix que je n’attendais pas ;

Parvenue jusqu’à moi mais venant de si loin,

En traçant son chemin par des sentiers étroits

Des courants de la Seine aux flots de la Neva

J’écoute, cœur serré, dans ce souffle meurtri,

L’écho des années sombres de ta chère Russie ;

Les geôles de léjov, le cliquetis des clefs,

La file interminable des femmes affligées

Aux ombres faméliques ; les épaules qui ploient

Sous le terrible poids des âmes sacrifiées

Le mur rouge et les cris d’une vieille qui souffre

Les lèvres bleues de froid d’une attente infinie ;

Tous ces êtres détruits, prisonniers de leur vie,

Le funeste passage du noir fourgon qui luit

En sillonnant la ville, zélé et endurci ;

Le blanc manteau neigeux couvrant la Sibérie

D’une chape glacée qui étouffe tout bruit

Existe-t-il encore un peu de poésie

Quand tout ce que l’on aime est nié et battu ?

Même en ces temps terribles où tant de voix sont tues,

La poésie est là, lumière dans la nuit.


En référence au bouleversant recueil d’Anna Akhmatova ; Requiem.

Écrits entre 1935 et 1940, pendant les années de terreur des purges staliniennes, les poèmes qui le composent furent appris par cœur et transmis oralement par des proches de la poétesse pour échapper à une implacable censure, jusqu’à ce que le vent de l’histoire ait tourné…

Il ne fut publié en russe qu’en 1963, à Munich.

Héritage ancestral


Il n’aura pas fallu attendre très longtemps

Pour voir le résultat, à raison redouté,

Des sombres intentions d’indignes occupants

D’espaces habités par l’esprit de ces êtres


Si souvent distingués au cours des millénaires

Qui se sont succédé sur la terre arménienne

À la géographie âprement convoitée,

Maintes fois amputée d’une part d’elle-même ;


Tous ceux qui de leurs mains, leur art et leurs idées,

Ces prêtres, ces savants, ces hommes émérites,

Ont fait de leur pays ce haut lieu du sacré

Inspirant avec eux bien des cités antiques ;

Des arbres généreux symbolisant la vie

Aux roues d’éternité qui partout se déclinent ;

La richesse d’un peuple sculptée dans chaque église

Chaque pierre tombale, chaque fontaine vive

Dans chaque herbe poussée, sa danse, sa musique,

Des rouges grenadiers jusqu’aux sarments de vigne,

Des forêts émeraude aux cascades limpides

Jusqu’aux lacs reflétant ces monts emblématiques.

Qui protège à présent tous ces trésors classés,

Ces sites reconnus comme étant les beaux fruits

Du précieux héritage de notre humanité

Que nous voulons transmettre à nos petits-enfants ?

Car les fières statues des héros vénérés,

Descendues de leur socle, sont violemment brisées,

Bustes et bâtiments rageusement détruits

Et les croix arrachées du toit des monuments

Sont la preuve accablante de cette barbarie.

Seules à résider en ces lieux profanés

Les âmes des défunts veillent la terre aimée,

Des gorges aux sommets, en sentes escarpées,

Et leur souffle caresse la cime des cyprès

En attendant que viennent des temps plus éclairés

Pour Olga

– À Olga Bancic, Résistante et unique femme du groupe Manouchian, emprisonnée en Allemagne, puis décapitée par les nazis, le 10 mai 1944

À toutes les femmes de courage et de conviction qui luttent chaque jour pour un monde meilleur –


Pourquoi avoir reçu un autre châtiment

Que vos compagnons d’armes ?

Était-ce une faveur d’être ainsi séparée

Pour avoir été femme ?

Faut-il plus de courage devant un peloton,

Lors d’une exécution de peine capitale,

Qu’en étant déportée dans une autre prison

En attendant l’instant où tombera la lame ?

En ces temps de mémoire je veux vous rendre hommage

Ainsi qu’aux autres femmes

Qui de toute leur âme se sont un jour levées,

Quelles que soient leurs armes,

Et malgré les dangers, la torture, l’angoisse,

N’ont pas fait volte-face

Et se sont engagées, dignes, déterminées,

Œuvrant avec courage

Pour rétablir le cours de notre destinée

Sachant la mort en face

Sur le Mont-Valérien

– À Missak Manouchian, à sa femme Mélinée et à tous les Résistants

qui ensemble ont œuvré pour l’honneur de la France –

Sur le Mont-Valérien il n’y a plus de givre

Quatre-vingts ans séparent hier et aujourd’hui

Mais vos cœurs amoureux battent à l’infini ;

Vous auriez tant aimé goûter la joie de vivre

Le plus longtemps possible s’il vous l’était permis,

Vous qui avez chéri le soleil et la vie

Les regarder en face est un état d’esprit

Pour lequel vous avez payé un lourd tribut.

Quand tomba la sentence de peine capitale

S’est figé votre sang dans un noir sidéral ;

L’adieu à l’existence s’est fait le jour venu

Partisans, camarades, étiez jugés coupables

D’avoir su résister au milieu de la nuit ;

Quand les mots des poèmes butent sur tant de drames

Les poètes parfois doivent prendre les armes

Et pour la Liberté tout risquer sans déni

Missak et Mélinée, l’ombre bleue d’Ararat

Par-delà le tombeau garde vos fières âmes ;

Nous sommes les enfants nés de votre courage

Et les petits-enfants dont l’exemple transmis

Accompagne les jours et inspire les vies

Quatre-vingts ans après, mais qu’est-ce que le temps,

Quand on a comme vous toute l’éternité

Pour éveiller un monde qui n’a plus d’alibi,

Mais reste encore aveugle et sourd aux artifices

Que les tyrans emploient pour nous rendre complices

De leur ignominie et de leur lâcheté

Sur le Mont-Valérien qui n’est plus blanc de givre

Vos actions héroïques résonneront longtemps

Mais pour l’heur il est temps de célébrer l’instant.

Saluons cet hommage que la nation vous rend :

La justice est venue sous vos pas triomphants*…

De rouges camélias

– À Missak et Mélinée Manouchian –

De rouges camélias fleurissent en bouquets,

Hommage des printemps que vous avez manqués ;

Vos valeureux combats ont traversé le temps,

Votre exemple pourtant nous a-t-il enseigné ?

Quand on sait ce que vit votre peuple en Artsakh,

C’est un cœur révolté qui s’indigne et s’alarme ;

L’Histoire nous ramène aux tragiques tourments

Qui ont fait basculer le monde en un instant

Voyez-vous cette Terre mise à feu et à sang ?

Beaucoup baissent les bras, d’autres prennent les armes ;

Que peut un paysan acculé dans un champ,

Et des fusils vieillots face au drone implacable ?

De rouges camélias fleurissent ce printemps

Comme autant de baisers rougissant les buissons ;

Vos valeureux combats salués à présent

Devraient donner bientôt de généreux bourgeons