Engrenage mortifère

Et l’on pense sans cesse à toute la détresse

D’inconnus aperçus au détour d’une image,

Observant pétrifié le tragique engrenage

D’une folie humaine aveugle et meurtrière

Les photos de bonheur d’une jeunesse en liesse,

Des êtres qui se cherchent, éperdus de douleur ;

Des familles brisées par la soif mortifère

De ceux qui par défi ont choisi la terreur

L’empreinte indélébile des frappes terroristes

Massacrant un à un ceux qui sont pris pour cible,

L’effroyable supplice d’âmes traumatisées ;

Les urgences vitales qui comptent les secondes

Égrenant la cadence des heures arrêtées

L’onde de choc et puis, escalade macabre,

Arrive la riposte brutale et insensée ;

Un déluge d’obus qui s’abat avec rage

Et nos rêves se perdent dans ce fracas sauvage ;

Explosions en cascades, villes déchiquetées,

Poussière de béton mêlée de sang, de larmes

Cet enfer qui s’abat sur ces terres sacrées

Laisse bien peu de place à notre humanité ;

La punition des hommes a de nouveau frappé

Et l’on reste interdit, choqué et dévasté

Par ces terribles scènes, spectateur impuissant

De l’antique précepte « Œil pour œil, dent pour dent ».

Déluge d’eau et de larmes

Déluge d’eau et de larmes

Feu du ciel et feu des armes,

Cœur de braise incandescent ;

Sang versé des innocents

La terreur et la souffrance,

Quand la vie n’a d’importance

Qu’en étant prise en otage,

Marchandise vulnérable,

Ou supprimée froidement,

Sans remords ni état d’âme,

Par un commando barbare

Massacrant aveuglément.

Déluge d’eau et de larmes

Feu du ciel et feu des armes,

Cœur de braise incandescent ;

Sang versé des innocents

Petite bulle

– À Hovhannès –

Petite bulle de bonheur

Dans un océan de malheur,

Et l’on se sent presque fautif

D’encor respirer et sourire

Quand tant d’autres ne sourient plus,

Suspendus par un souffle infime,

Une lueur d’espoir ténue,

Dans cette folie collective

Qui ne se contient même plus.

Petite bulle de bonheur

Dans un océan de malheur,

Et l’on se sent si vulnérable

Face à tous ces actes barbares,

Perdu dans le chaos du monde ;

L’âme blessée par tant de drames

Éclaboussant chaque seconde

Le miroir troublé de nos vies,

Endeuillant nos jours et nos nuits.

Il faut vivre

Il faut vivre avec ces images

D’insoutenable cruauté

Il faut vivre avec les visages

De l’innocence sacrifiée

Il faut vivre avec les regards

Désemparés de ces aînés

Chassés de leur terre ancestrale

Et des maisons où ils sont nés

Il faut vivre avec ces images

De sépultures profanées

Il faut vivre avec ces visages

De criminels décomplexés

Il faut vivre avec les regards

De ceux qui n’ont rien demandé

Mais qui du plus profond de l’âme

Continuent sans fin d’espérer

Que faisons-nous

Que faisons-nous, concrètement,

Pour ces cent-vingt mille habitants

Chassés indûment de leurs terres,

Abandonnés, pourquoi le taire,

Par une lâcheté sans nom ?

Que faisons-nous, concrètement,

Pour que cet éclat de nous-mêmes

Fiché au cœur de l’Orient*

Reste la remarquable perle

Lovée dans ses montagnes fières

Ayant inspiré les plus grands ?

Que faisons-nous, concrètement,

En dehors des belles promesses,

Reléguées aux calendes grecques,

Qui se délitent dans le temps ?


***

Sylvain Tesson a écrit dans la Revue Des Deux Mondes :

« L’Arménie est un verrou chrétien au milieu de l’ancien Empire ottoman. Aujourd’hui, réduite à peau de chagrin, verrouillée dans l’étau turco-azéri, elle est une anomalie démocratique étranglée par les satrapies. Le destin de l’Arménie ne concerne pas l’Arménie seule. Si on la considère comme une extension, une ombre projetée de l’Europe au seuil de la steppe, un éclat de nous-mêmes fiché dans l’Orient, alors c’est nous-mêmes qui sommes frappés par ses tourments. Si on use d’une image d’architecture militaire, l’Arménie est une échauguette, un avant-poste de l’Europe… »