Il faut vivre

Il faut vivre avec ces images

D’insoutenable cruauté

Il faut vivre avec les visages

De l’innocence sacrifiée

Il faut vivre avec les regards

Désemparés de ces aînés

Chassés de leur terre ancestrale

Et des maisons où ils sont nés

Il faut vivre avec ces images

De sépultures profanées

Il faut vivre avec ces visages

De criminels décomplexés

Il faut vivre avec les regards

De ceux qui n’ont rien demandé

Mais qui du plus profond de l’âme

Continuent sans fin d’espérer

Que faisons-nous

Que faisons-nous, concrètement,

Pour ces cent-vingt mille habitants

Chassés indûment de leurs terres,

Abandonnés, pourquoi le taire,

Par une lâcheté sans nom ?

Que faisons-nous, concrètement,

Pour que cet éclat de nous-mêmes

Fiché au cœur de l’Orient*

Reste la remarquable perle

Lovée dans ses montagnes fières

Ayant inspiré les plus grands ?

Que faisons-nous, concrètement,

En dehors des belles promesses,

Reléguées aux calendes grecques,

Qui se délitent dans le temps ?


***

Sylvain Tesson a écrit dans la Revue Des Deux Mondes :

« L’Arménie est un verrou chrétien au milieu de l’ancien Empire ottoman. Aujourd’hui, réduite à peau de chagrin, verrouillée dans l’étau turco-azéri, elle est une anomalie démocratique étranglée par les satrapies. Le destin de l’Arménie ne concerne pas l’Arménie seule. Si on la considère comme une extension, une ombre projetée de l’Europe au seuil de la steppe, un éclat de nous-mêmes fiché dans l’Orient, alors c’est nous-mêmes qui sommes frappés par ses tourments. Si on use d’une image d’architecture militaire, l’Arménie est une échauguette, un avant-poste de l’Europe… »

S’il nous reste la vie

S’il nous reste la vie, il nous reste l’espoir,

Un cœur et un esprit, des bras et une voix ;

Une plume et des mots, du courage et dix doigts :

De quoi changer le monde si l’on ne se perd pas

En luttes intestines et querelles stériles,

Rejetant toute faute sur un autre que soi.

S’il nous reste la vie, il nous reste l’espoir,

La conscience profonde de ce que l’on fait là

La détermination de savoir d’où l’on vient

De savoir où l’on va et pourquoi l’on se bat ;

De valeureux ancêtres nous ont ouvert la voie.

S’il nous reste la vie, il nous reste l’espoir,

Car à quoi bon pleurer si l’on ne comprend pas

Que rien ne se fera sans notre résistance,

Sans cet engagement que l’on prend envers soi

Et ceux qui ont placé leur espoir en la France

Mais que l’on a pourtant abandonnés là-bas.

Eternelle Artsakh

– À Amalia –

Ridée comme une pomme elle est là, toute vieille,

La peau parcheminée, tel un abricot sec,

Cuivrée par le soleil, le froid et le grand air

De ses hautes montagnes à la vue sans pareille.

Elle est là qui attend, esseulée sur un banc,

Égarée, incertaine, ne sachant où aller ;

Elle qui était née bien avant qu’un tyran

Vienne leur imposer d’un décret provocant

Ces nouvelles frontières pour mieux les enclaver.

En un siècle de vie elle a tout traversé,

Et en a vu passer des saisons et des guerres,

Cultivant sans relâche la terre de ses pères ;

Mais l’épreuve qui vient est la pire peut-être

De ce qu’elle a connu, sans doute la dernière.

Elle est là, grave et digne, tant d’autres avec elle,

Et son cœur est blessé et sa bouche est amère ;

Elle a laissé là-bas son église et sa terre,

Les beaux khatchkars sculptés de dentelles de pierre,

Les tombes d’êtres chers et celles des ancêtres

Qui reposaient enfin dans la paix éternelle.

***

Amalia, la doyenne de l’Artsakh est née à Martakert en 1920.

Après des années de persécutions, sanctions arbitraires, menaces, après des mois de privations élémentaires et d’attaques barbares, elle a été chassée des terres ancestrales où son peuple vivait depuis des millénaires pour se retrouver jetée sur la route de l’exil forcé, comme plus d’une centaine de milliers d’autres civils, femmes, enfants, vieillards, abandonnés de toutes les grandes puissances ou presque…

Anticipation

Nous pouvions anticiper

Tout ce qui est arrivé ;

Tout est clairement nommé,

Ouvertement programmé

Et largement diffusé

Dans les discours révoltants

Des tortionnaires tyrans

Ce qui peut s’anticiper

Aurait pu être contré

En sachant ce que l’on sait ;

En ayant assez de poigne

Pour taper fort sur la table

Et refuser de céder

Devant la facilité

En condamnant l’ingérence

D’autres nationalités,

Et les cadeaux prodigués

Pour acheter les consciences

Afin de nous détourner

De ce devoir d’équité

Dont s’enorgueillit la France

Qui suspend le bras armé ?

Qui permet de décider

Des secours à apporter

Quand, cherchant à ménager

De vulgaires intérêts,

L’on permet d’amalgamer

L’agresseur et l’agressé ?

La corruption bat son plein

En entachant notre histoire,

Étendant sa marée noire

Sur la terre et sur les hommes,

Jusqu’à l’évêque de Rome

À l’immaculée blancheur

Dont l’indécent paradoxe

Profane le sacerdoce

Si « l’argent n’a pas d’odeur »,

Le caviar et le pétrole

En ont une, c’est certain,

Qui devrait nous engager

À secourir sans tarder

Ceux qui en paient le prix fort ;

Car le sang des Arméniens

Coule déjà sur nos mains.