Eternelle Artsakh

– À Amalia –

Ridée comme une pomme elle est là, toute vieille,

La peau parcheminée, tel un abricot sec,

Cuivrée par le soleil, le froid et le grand air

De ses hautes montagnes à la vue sans pareille.

Elle est là qui attend, esseulée sur un banc,

Égarée, incertaine, ne sachant où aller ;

Elle qui était née bien avant qu’un tyran

Vienne leur imposer d’un décret provocant

Ces nouvelles frontières pour mieux les enclaver.

En un siècle de vie elle a tout traversé,

Et en a vu passer des saisons et des guerres,

Cultivant sans relâche la terre de ses pères ;

Mais l’épreuve qui vient est la pire peut-être

De ce qu’elle a connu, sans doute la dernière.

Elle est là, grave et digne, tant d’autres avec elle,

Et son cœur est blessé et sa bouche est amère ;

Elle a laissé là-bas son église et sa terre,

Les beaux khatchkars sculptés de dentelles de pierre,

Les tombes d’êtres chers et celles des ancêtres

Qui reposaient enfin dans la paix éternelle.

***

Amalia, la doyenne de l’Artsakh est née à Martakert en 1920.

Après des années de persécutions, sanctions arbitraires, menaces, après des mois de privations élémentaires et d’attaques barbares, elle a été chassée des terres ancestrales où son peuple vivait depuis des millénaires pour se retrouver jetée sur la route de l’exil forcé, comme plus d’une centaine de milliers d’autres civils, femmes, enfants, vieillards, abandonnés de toutes les grandes puissances ou presque…

Anticipation

Nous pouvions anticiper

Tout ce qui est arrivé ;

Tout est clairement nommé,

Ouvertement programmé

Et largement diffusé

Dans les discours révoltants

Des tortionnaires tyrans

Ce qui peut s’anticiper

Aurait pu être contré

En sachant ce que l’on sait ;

En ayant assez de poigne

Pour taper fort sur la table

Et refuser de céder

Devant la facilité

En condamnant l’ingérence

D’autres nationalités,

Et les cadeaux prodigués

Pour acheter les consciences

Afin de nous détourner

De ce devoir d’équité

Dont s’enorgueillit la France

Qui suspend le bras armé ?

Qui permet de décider

Des secours à apporter

Quand, cherchant à ménager

De vulgaires intérêts,

L’on permet d’amalgamer

L’agresseur et l’agressé ?

La corruption bat son plein

En entachant notre histoire,

Étendant sa marée noire

Sur la terre et sur les hommes,

Jusqu’à l’évêque de Rome

À l’immaculée blancheur

Dont l’indécent paradoxe

Profane le sacerdoce

Si « l’argent n’a pas d’odeur »,

Le caviar et le pétrole

En ont une, c’est certain,

Qui devrait nous engager

À secourir sans tarder

Ceux qui en paient le prix fort ;

Car le sang des Arméniens

Coule déjà sur nos mains.

Litanie

– Hommage à toutes ces vies fauchées dans la fleur de l’âge –

Et se poursuit la litanie

De tous ces garçons en treillis

Défilant inlassablement ;

Visages graves, traits juvéniles

Et ribambelle de sourires

Offerts juste avant de partir

À leurs parents et grands-parents

Un immense album de famille

Feuilleté douloureusement,

Où chacun peut se recueillir

Et saluer ces combattants ;

Les remerciant humblement

D’avoir défendu leur patrie,

Défiant la mort et le temps

Hommage libre et émouvant,

Prière endeuillée, peine vive ;

Mots partagés, bouleversants,

Qui permettent à grande échelle

D’entrer dans cette communion

D’une souffrance universelle

Qui nous laisse dans l’affliction

Au-delà du sang et des larmes

Du choc et des constats amers,

La reconnaissance infinie

D’une communauté meurtrie

Dans les profondeurs de son âme

Qui pleure la perte brutale

Des enfants chéris du pays :

Ces jeunes gens si méritants,

Portant l’espoir de leurs parents,

Héros de la vie ordinaire,

Qui luttent inlassablement

Pour que vive encore longtemps

Sur la terre de leurs ancêtres,

Leur peuple multiséculaire.

Deux poids et deux mesures

De l’argent pour les uns,

Des armes, du soutien,

Pour les autres la tombe

Ou l’exode forcé ;

Et des poignées de main

Entre grands de ce monde

Pour se congratuler.

Un deux poids deux mesures,

Dans toute l’abjection

De sa déloyauté ;

Tremplin pour ceux qui ont

La funeste mission

De diviser le monde

Pour mieux le dominer.

Et l’on voudrait nous faire

Avaler des vipères ;

Mais pour qui nous prend-on ?

Perdrions-nous la tête,

Nous qui, sans réflexion,

Protestions à peine

Devant ces trahisons

Dénonçant du bout des lèvres

Les terroristes prétextes

Justifiant des actions

Qui outrepassent les droits ;

Prévisibles exactions

De ceux qui, sans une gêne,

Se croient au-dessus des lois.

Entre ceux qui les soutiennent

Et ceux qui les laissent faire

Par bêtise ou corruption,

Faiblesse ou compromission

Pour « assurer ses arrières »

Ou manque de compassion,

La frontière est bien légère.

Braves gens, rendormez-vous,

D’autres se chargent de tout ;

Préparant ouvertement,

Un monde de servitude

De lâcheté, de parjures

Et de grands renoncements.

Douleur aiguë

Douleur aiguë dans la poitrine,

Dans la bouche un goût métallique,

Les larmes qui brûlent les yeux

Regard perdu, regard hagard,

Comme pris dans le jeu des phares

D’une réalité sordide…

Comment ne pas être alarmé

Quand on voit le monde tourner

Comme une toupie désaxée ?

Comment garder la confiance,

La foi en notre humanité,

Quand on voit cette indifférence

Mondialement assumée ?

Peut-on décemment tolérer

Que l’on feigne ainsi d’ignorer

Tant de drames amoncelés,

Comme si rien ne se passait ?