Au chauffeur de la ligne 7

Au chauffeur de la ligne 7,

Ce vendredi vingt et un août,

Qui rendit plaisant le voyage

Par son humour et son bagout ;

À l’homme aux intentions louables,

Attentionné et charitable,

Prônant la solidarité,

L’entraide entre les voyageurs,

Par une attention plus marquée

Envers ses voisins d’à côté,

En professionnel avisé,

Dans une engageante gageure ;

Si soucieux de son prochain,

Sympathique dans ses propos,

Un mot aimable pour chacun ;

En quelques stations de métro,

Rendant leur sourire aux visages,

Donnant de l’âme à ce trajet,

Il détendit toute une rame

De passagers désabusés

Par l’affligeante indifférence

Que l’on rencontre désormais

Dans nos quotidiens gangrenés

D’une sournoise délinquance ;

Recevant par son bon esprit

Une moisson de sympathie,

Des sourires en avalanche,

De jolis bouquets de « mercis » 

Et l’immense reconnaissance

D’êtres profondément touchés

Par l’étonnante prévenance

Que cet homme leur témoignait.

Nous n’emporterons rien

– À Monsieur Hovhannès Haroutiounian dont les profondes réflexions m’ont inspiré ce poème –

Pour cette traversée, nous n’emporterons rien

De ce que l’on aimait, il faudra tout laisser ;

Les lettres, les photos, les livres, les tableaux,

Les êtres qui nous touchent, qui nous ont fait vibrer,

Les proches, les amis, qui nous ont entourés,

Les maîtres, les poètes qui nous ont enseignés,

Les enfants que l’on a si fièrement portés,

Aimés sans condition, patiemment élevés ;

Nous n’emporterons rien de ce que l’on aimait.

Nous n’emporterons rien de ce que l’on aimait ;

Les astres de la nuit et des belles journées,

Les parfums enivrants, les fruits mûrs de l’été,

Les animaux, les fleurs, les oiseaux, les poissons,

La chanson de la vie, la danse des saisons,

Les chères mélodies qui jadis nous berçaient,

La musique des siècles dans nos âmes restée,

Le ciel et les nuages changeant à chaque instant,

Qui font que l’on se sent si pleinement vivant ;

Nous n’emporterons rien de ce que l’on aimait,

Il faudra tout laisser.

Nous n’emporterons rien de ce que l’on aimait,

Mais restera de nous, après notre passage,

Ce que l’on a transmis, l’amour qu’on a donné,

Des fleurs de souvenirs, des bouquets d’amitié,

La foi en l’avenir et dans la destinée ;

Nos cœurs que l’on partage jusqu’à l’éternité,

Impalpable héritage de ce que l’on était.

L’adieu à la mère

– À Roza –


Calée dans son fauteuil,
Toujours belle malgré
L’empreinte des années,
Bien que très affaiblie
Par le dernier écueil
De cette maladie
Qui lui brouillait le teint,
 
D’un geste de la main
Dans le jour qui vacille,
Elle a donné congé
À toute la famille
Pressée à son chevet ;
Les jeunes, les anciens,
Les proches, les cousins
Pieusement rassemblés,
 
Mais quand son fils aîné
À son tour s’est levé
Pour la laisser en paix,
Elle lui prit la main
Pour mieux le retenir
Dans l’ombre de son sein,
Lui offrant le parfum
Cher à ses souvenirs
D’enfance retrouvés.
 
Dans le silence dense
Qui régnait dans sa chambre,
Son petit tout près d’elle,
D’une ultime caresse
Elle a posé sa main
Doucement sur son front,
 
Comme pour lui donner
En plus de sa tendresse,
La bénédiction
De celle qui l’avait
Enfanté vaillamment ;
Sa douceur maternelle
Son regard sur la vie,
Son chant, son énergie,
Son goût pour la lumière
Et pour la poésie.
 
Puis le fils a veillé sa mère
Avec ferveur, toute la nuit,
Dans l’atmosphère recueillie
De la maisonnée assoupie,
Et cette communion des êtres
A resserré plus fort les liens
Qui unissaient leurs deux esprits
En faisant se joindre leurs mains.
 
Lors dans un murmure distinct
Doucement sorti de sa bouche,
L’âme légère et apaisée
D’avoir pu mener jusqu’au bout
La mission qui lui incombait,
Elle expira son dernier souffle
 
Et lâcha prise pour de bon
De la plus sereine façon,
Abandonnant son existence
Sans opposer de résistance ;
Ouvrant l’invisible chemin
Que nous emprunterons demain,
Le corps dissout et le cœur nu
Pour avancer dans l’inconnu,
Vers notre dernière maison.


Ce poème est dédié à Monsieur Hovhannès Haroutiounian qui m’a confié ce souvenir.

Voilà la situation

Voilà la situation ;
Certains meurent, et nous vivons…
C’est difficile à admettre
Mais c’est notre condition.
 
À nous qui sommes vivants,
Nous qui sommes les suivants,
De prendre la directive
De vivre autant que possible
 
À l’écoute de nos rêves,
Ceux qui font grandir les êtres,
En accord avec nous-mêmes
Jusqu’à ce que mort s’en suive…

Ferme les yeux, petit

– 24 avril 1915 –
 
Ferme les yeux, petit,
Il y a des récits
Plus glaçants que des cris
Et beaucoup trop d’horreurs
Qui font saigner le cœur.
 
Ferme les yeux, petit,
Pour ne pas regarder
Ce qu’ont dû endurer
Ces hommes et ces femmes,
Ces enfants, ces bébés.
 
Ferme les yeux, petit,
Ce qui est innommable
Ne peut recommencer ;
On a tourné la page,
Le livre est refermé.
 
Ouvre les yeux, petit,
C’est le sang de ce peuple
Qui coule dans tes veines ;
C’est le sang de tes sœurs
Qui rougit la rivière.
 
Ouvre les yeux, petit,
DZer tatik yev mayrik,
DZer papik yev hayrik *
Ont fait partie peut-être
De ce million d’ancêtres.
 
Ouvre les yeux, petit,
Sur les photos d’archives
Du premier génocide,
Car hélas les coupables
Ont « perdu la mémoire ».
 
Ouvre les yeux, petit,
Les années ont passé
Mais tu es toujours là ;
Ton drapeau pour flotter
A besoin de tes bras.
 
Ouvre les yeux, petit,
Il n’y a pas de paix.
L’histoire se répète
À deux pas des frontières
Que l’on vous a laissées…

                                                                          * Ta grand-mère et ta mère,
                                                                             Ton grand-père et ton père


« 24 avril 1915 » Encre de Chine sur papier – 12 x 21 cm
Croquis du peintre Hovhannès Haroutiounian