Si tu perdais la vue

Si tu perdais la vue, serais-tu le même homme ?
N’aurais-tu pas gravé au fond de tes pupilles
Les mille et un pigments qui colorent la vie ?
N’aurais-tu pas en tête à leur évocation
Pour chaque mot choisi l’idée d’un coloris ?
 
Tu aurais à l’oreille chaque tonalité
Des notes de musique qui viennent s’y glisser,
Les battements d’un vers, d’un soupir ou d’un cœur.
Le silence lui même n’a-t-il pas sa couleur ?
 
Tu entendrais sans doute plus finement que nous
Le doux balancement qui anime le lac,
Le léger clapotis donné par le ressac,
Le claquement des vagues dès que la mer s’ébroue
 
La pie dans le prunier, les paroles sincères,
Les rires des enfants à la récréation,
Le long mugissement du vent qui se libère,
Le bonheur qui fredonne sa petite chanson
 
Tu aurais sur la peau toutes les sensations,
L’or brûlant de Phébus ou l’ambre du frisson,
La douceur de la brise qui caresse et qui grise,
Le corps qui irradie aux gestes du désir
 
Tu aurais sous les doigts le velours des tapis,
La fraîcheur du coton, la chaleur de la soie,
Le satin de la peau se lovant contre toi
Tel un cadeau béni que tu n’attendais pas ;
 
Le rouge du soleil derrière tes paupières,
Le blanc franc de l’hiver lorsque tombe la neige,
Le vert tendre d’avril recouvrant les prairies,
Le gris des jours de pluie ou le brun de la terre
 
Le fauve des forêts quand l’automne paraît,
Les éclats de lumière reflétés par la mer,
Les nuances du ciel colorant l’atmosphère,
Le bleu qui s’assombrit lorsque descend la nuit…
 
Tu pourrais respirer les lilas printaniers,
Le parfum des marées ou de l’herbe coupée,
De ces pierres chauffées au plein cœur de l’été ;
Puis les feuilles roussies tapissant les sous-bois,
Les odeurs de flambées, de sarments qui rougeoient,
Des aiguilles de pin crépitant dans la joie
 
Tu garderais le goût des grenades bien mûres,
Des abricots juteux que l’on mange là-bas,
Le goût du barbecue comme on le fait chez-toi ;
Tant de spécialités que je ne connais pas
Du célèbre Tolma au poulet Tapaka.
 
Si tu perdais la vue tu serais le même homme,
Avec des sens accrus te guidant autrement,
Et tu orienterais ta vie différemment
Avec la même fougue et le même courage,
 
Avec cette énergie qui se moque de l’âge,
Le regard aiguisé par ta vaste culture,
Mu par la réflexion que l’esprit te procure,
L’âme toujours tendue vers la vie qui surprend
Et l’œuvre des grands maîtres qui toujours nous apprend.

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